Ce projet s’enracine dans un épisode lointain de ma vie.
Si un projet est un embryon, alors, il est destiné à devenir un enfant.
Sa naissance peut prendre neuf mois, parfois bien davantage…
Quand l’embryon s’est-il formé ?
J’essaie de remonter aux origines, de retrouver la source.
Ce qui réapparaît, c’est un lieu, une année : 2002, Kiev, Ukraine.
Au théâtre F., une actrice française célèbre et appréciée se produit sur scène:
c’est Annie Girardot.
J’ai 24 ans, je ne parle pas encore le français, je n’ai pas même l’idée de l’apprendre.
Bien sûr, je connais Annie Girardot et j’adore le cinéma. Je vais écouter son spectacle « Madame Marguerite » en traduction simultanée.
Madame Marguerite est institutrice. Elle enseigne à ses élèves la géographie, les mathématiques, mais surtout la langue française.
Sur la scène elle décline des verbes : Aimer, Vivre, Oublier.
Le spectacle s’achève. À cet instant, je ne ressens pas qu’il va inscrire en moi une impression forte ni durable.
L’année suivante, j’échoue au concours d’anglais à l’Université. Cependant, mes résultats me rendent possible l’étude du français. Le destin?
En 2010, je déménage à Paris pour poursuivre mes études.
En 2011, Annie Girardot nous quitte.
En 2013, alors que je prépare, en tant que guide parisien, mes visites dans le Marais, j’apprends qu’Annie Girardot a vécu presque toute sa vie Place des Vosges. Je relis interviews et articles, je regarde la dernière version du spectacle « Madame Marguerite ». C’est une autre Annie Girardot qui paraît sur scène: une actrice déboussolée frappée par Alzheimer.
La langue que je ne comprenais pas, elle, ne la maîtrise plus : elle lui échappe, alors que moi, je l’ai apprise. Elle prononce les mêmes verbes : Aimer, Vivre, Oublier. Maintenant, je les comprends et je sais les conjuguer. La façon si profondément douloureuse dont elle prononçait le verbe OU – BLIER m’a bouleversée.
En tant que linguiste, je vois derrière le verbe sa force sémantique et émotionnelle. Un seul mot mais tant de choses derrière! Madame Marguerite dit à ses élèves : « Si vous avez compris le verbe vous avez tout compris. Il est interdit de faire quoi que ce soit sans passer par le verbe. Le verbe le plus important c’est le verbe « faire »: faire l’amour, faire ses études, faire le con… Le verbe, c’est la vie elle – même.»
Aujourd’hui, à Paris, j’arpente les rues de son quartier. Je donne des cours de français pour des touristes anglophones. Je suis institutrice en quelque sorte. Ces verbes, je les destine à mes élèves, pour qu’ils apprennent le français. Et quelque part au fond de mon âme c’est pour elle pour qu’on ne l’oublie pas.
Paris, mars 2017
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